Le train a ceci d’angoissant que tu traverses souvent la campagne.
Pour un citadin qui aime les grandes villes et les grosses tours, toute cette verdure qui défile à une vitesse folle, c’est pas facile à gérer, tu vois. Limite ça génère une petite pointe d’angoisse.
Tu plains les gens qui vivent là, à la campagne. Dans la campagne, même. Brrrrrr (ça illustre un frisson).Tu souffres pour eux, tu as mal. Ton humanité, ton amour de l’humanité dans sa globalité, ton empathie pour l’Homme, tout ça te rend affreusement triste pour eux. Tu te retrouves soudain plein de bonne volonté. Tu veux les aider, tu débordes d’amour : “Mais pourquoi n’y-a-t ‘il pas de CampagnThon ?”. “Comment aider ces pauvres gens ?”. “Mais que fait la police ?”.
Alors tu mets ton cerveau(1) en route. Tu te dis qu’on est sans doute dans ce cas typique où les gens doivent être sauvés malgré eux, parce qu’ils ne savent pas qu’ils doivent l’être, sauvés, tu vois. Tu te dis qu’il faudrait certainement démarrer doucement, tout doucement. Tranquille. Pas les effrayer. Par exemple on commence par un petit Starbucks tout simple, aux couleurs locales(3). À côté de l’église tiens.
Ou non. Non non attends. Attends attends attends. Y a une idée qui me vient.
Ah ouais !
Ouais putain !
L’idée géniale qui vient de m’illuminer, j’en reviens pas : et si on mettait le Starbucks non pas à côté de l’église, mais dans l’église, direct à l’entrée !
Ohlalalalalala c’est bon comme idée ça, imagine le tableau. Imagine vraiment hein : tu fermes les yeux, tu te laisses aller contre le dossier de ta chaise, tranquille, cool, peut-être avec une bière ou un jus de mangue-letchis à la main, et puis tu visualises la scène comme si t’y étais(4). Te voilà habitant de St Locdu le Vieux(5). Tu vas à la messe du dimanche. Pis tu vois le curé arriver, tranquille, démarche hyper cool. Il s’arrête au Starbucks de l’entrée. Le voilà à présent, son Latte à la main, qui va ajouter un peu de sucre et de cacao en poudre mis à disposition au comptoir juste là. Il touille doucement avec la spatule en bois qu’il prend bien soin de mettre à la poubelle après l’avoir léchée. Il remonte à présent l’allée centrale, sirotant doucement le café tenu de sa main droite, tout en lisant un bout de la bible de sa main gauche et en saluant courtoisement ses administrés d’un signe de tête amical, genre “Ah tu es venu, c’est gentil”. Arrivé à l’hôtel, il pose son cup à sa droite, à portée de main, pas loin du Calice, et puis hop, il commence la cérémonie.
Oui oui, bonne idée. On va les sauver en les habituant pro-gre-ssi-ve-ment.
Donc, on débute par un tout petit Starbucks. Qu’ils puissent commencer à s’habituer à la vraie vie, revenir avec nous à la civilisation où nous serons prêts à les accueillir et à les sauver. Parce que bordel, comment, comment peuvent-ils vivre à cinq dans des maisons de la taille de 40 fois mon appart pour deux ? Comment ? Comment a-t-on pu en arriver là ? Non mais quelle souffrance ! C’est terrible ! Vite ! Le Starbucks ! Puis le vendeur de hot-dog ! De la lumière ! Du bruit ! Des bagnoles ! Des taxis ! Du métro ! De la promiscuité ! Vite vite vite ! Sauvons-les !
Oups.
Encore une fois je me suis laissé aller et me voilà perdu sur le chemin de mon sujet initial qui concernait les vaches, alors revenons-y. Donc, le truc c’est que t’es dans le train, tu t’fais chier, tu regardes par la fenêtre, et là, des fois, tu vois des vaches. Et dans mon cas, voir ces vaches m’a rappelé une expérience fondatrice de ma compréhension de la vache, il y a quelques dizaines années, quand j’en avais regardé une droit dans les yeux, et soutenu son regard.
Je sais pas si t’as déjà regardé une vache de près, bien dans les yeux. Je me suis toujours dit qu’une vache, sans être tout à fait comme un poisson(6), n’en est pas tellement éloignée, au bout du compte, en ce qui concerne l’intelligence. Donc, si t’as encore jamais fait cette expérience, vas-y. Trouves-toi un copain/une copine qui a une vache. On en a tous, ça devrait pas être un problème. Si tu as peu de copains ou uniquement des copains égoïstes qui ne veulent pas te prêter leur vache, ben change de copains, ou file au salon de l’agriculture, ou démerdes-toi, mais le truc c’est : tu dois te retrouver debout, face à face avec une vache et tu dois la regarder droit dans ses yeux.
Y a deux autres points fondamentaux :
- La vache doit être vivante. Sinon, ça marche pas.
- La vache doit être en train de mâcher. C’est très, très important. Et heureusement très, très facile à obtenir parce que, en gros, une vache, ça mâche tout le temps. Si celle que tu veux utiliser pour l’expérience ne mâche pas, prends-en une autre.
Te voilà donc face à la vache qui mâche. Tu la quittes pas des yeux. Et là, normalement, après quelques instants, tu devrais te dire : “mais y a rien là’n’dans”. “Y a rien du tout, du tout”. Et c’est vrai : t’as l’impression que la vache n’est pas vraiment là en fait, tu vois, genre ailleurs. Absente. Pourtant elle te regarde (tout en mâchant). Mais dedans sa tête, tu ressens le vide complet qui l’habite. Un vide Total, Absolu et Sidéral.
C’est à ce moment que j’ai compris la raison de la présence sur terre de ces animaux bizarres, qui passent leur temps à bouser, à pêter et, accessoirement, à pondre des berlingots de lait stérilisé que tu achètes à Carouf pour mettre d’abord au frigo puis dans tes céréales.
Te voilà donc face au vide absolu des yeux de la vache. C’est la première étape. Il n’y a que deux étapes, aussi importantes l’une que l’autre. La première est donc franchie, passons à la seconde, qui demande un tout petit peu plus de concentration : si tout se passe bien, si tu es en bonne condition et bien préparé, alors viendra ce que l’on peut appeler la Révélation. Parce qu’au delà du vide, au delà des yeux de la tête à la vache, si tu te concentres bien, et ben tu sais ce que tu verras ?
. . . (temps alloué pour la réponse)
Toi ! Tu te verras toi ! Tout ce que tu es, tout ce que tu as été, tout ce que tu seras. Ton moi profond et ton subconscient, brièvement visibles, tous les deux, dans cette vache ! Là, face à l’animal, tu te comprendras, tu auras une soudaine et fulgurante vision de ton ensemble en tant qu’individu s’interrogeant sur le sens de la vie.
Quand j’ai réalisé ça, j’ai enfin compris “pourquoi les vaches” : la vache est le miroir de l’âme.
Et ouais. C’est évident. La seule raison d’être de la vache, la seule raison plausible de l’existence de ces bêtes sur terre, c’est de te dire qui tu es. Enfin, “de te dire”, j’me comprends : une vache, ça reste quand même très con et c'est pas très bavard. On aurait d’ailleurs préféré quelque chose ayant un peu plus de gueule, de classe et de prestance pour assumer le rôle de miroir de l’âme, mais c’est sans doute tout ce qui restait sous la main le jour où il a fallu créer un miroir de l’âme, alors faut faire avec.
Ceci est un extrait de “Une vache et une âme”, Édition 1979 de St Etienne de Montluc, auteur inconnu.
(1) Si t’en as un. Sinon, tu demandes à ta femme(2), les filles en ont un.
(2) Et si t’es déjà ta femme, alors bon. Là, t’es un peu dans la merde.
(3) Vert
(4) C’est pas pratique de fermer les yeux et lire le texte en même temps, je sais. Mais j’suis pas là non plus pour régler tous les problèmes.
(5) (c) San Antonio
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