L’autre jour, il m'est arrivé quelque chose de terrible.
Effrayant.
Cauchemardesque.
Un truc à mal dormir la nuit (ce qui n’est pas illogique puisque c’est cauchemardesque. Presque CQFD). Le genre de truc que, quand ça t’arrive t’es convaincu que l’univers est contre toi. Que rien ne s’emboîte (ce qui, pour quelqu’un qui souffrirait de TOCs serait particulièrement désastreux). Que la vie elle-même est contre toi. Ces moments pendant lesquels le doute t’habite (...), et tu te sens prêt à lâcher prise, à t’étendre sur l’asphalte et te laisser mourir.
Oh ! J’en ai connu des moments difficiles dans ma vie. Tout un gros paquet de choses difficiles même.
Tiens, par exemple. Ce jour - il n’y a guère plus de 3 ans - où on est samedi, je me réveille d’excellente humeur parce que « C’est samedi, c’est Nesquick », et donc je me lève, et je me bouscule(1), m’habille, sors acheter les merveilleux pains au chocolat et croissants de chez Bien Cuit sur Smith Street à Brooklyn (parmi les meilleures viennoiseries de New York. Bon. Ok. En gros, disons qu’elles sont aussi bonnes que chez n’importe quel boulanger Frrrrrrançais faisant soi-même ses viennoiseries, mais elles valent cinq fois plus cher, ça les rend bien meilleures), reviens tout heureux, sors le lait pour le faire chauffer, presse des oranges, ouvre le placard où y a le Nesquick et là, paf ! Y A PLUS D’NESQUICK !
. . .
Nan mais t’imagines le trauma ? Alors oui, on peut me reprocher le manque de prévoyance. Oui, je savais bien que j’avais justement terminé le Nesquick une semaine avant. Oui oui oui oui. Mais n’empêche, merde ! Au bout du compte, Y a plus d’Nesquick ! J’ai cru que mes bras m’en tombaient. Que mon cœur s'écoeurait. Que mon cerveau s’AVCait. Et, en ce jour maudit, j’ai flanché. En ce jour maudit, moi, Thibaud Arguillère, descendant de Jacques d’Arc (le frère à la pucelle - techniquement, tu peux pas descendre de La pucelle pour les raisons qu'on connaît, en fait, mais de son frère, oui, ça tu peux. S’il n’est pas lui-même puceau, bien entendu), descendant aussi d’Alexandre Premier, Tsar de Toutes les Russies (via une dame de compagnie, OK, mais descendant quand même), oui, moi, j’ai fait honte à mes ancêtres, et j’ai pleuré. Car à notre époque, c’est OK pour les hommes de pleurer, des fois, quand la vie les heurte super trop fort, comme cette absence de Nesquick quand on s’était préparé à s’en régaler en trempant le merveilleux pain au chocolat dedans, en commençant par les côtés sans chocolat - mais délicieux quand même - pour garder le meilleur du meilleur, le nectar pour la fin : du chocolat trempé dans du chocolat au lait..
Et pourtant, oui, pourtant je suis habitué au malheur. Ma vie est pavée de drames et d’épreuves, de tristesse et de pleurs, de pertes et de chagrins.
Autre exemple, tiens, pour situer ce chemin de croix qui est le mien depuis qu’en ouvrant les yeux pour la première fois, juste à la sortie de ma mère, je me suis dit « Ah bah ça va pas être facile ». Oh non, ça n’a pas été facile. Dès le début, ça s’est pas bien passé. Certains d’entre vous ne le savent pas, mais à l'heure où j'écris ces lignes, je suis orphelin. Oui oui : orphelin. À 51 ans, j'avais perdu mes deux parents. Voici donc des années que je suis sans parents et vis dans la misère et l’angoisse.
L’épisode du Nesquick manquant
. . . (sanglot contenu avec classe) . . .
et cette vie d’orphelin ne sont pourtant que quelques-unes des terribles péripéties qui ont pavé mon parcours. Il y en a eu d’autres, ma vie a été une suite d’événements tous plus douloureux les uns que les autres. Mais j’ai tout surmonté, au bout du compte. Jusqu’à dernièrement, quand j’ai failli laisser aller, lorsque j’ai dû affronter l’Épreuve Ultime, la pire qui puisse arriver à un être humain normalement constitué en 2017.
En voici le récit.
Il faisait froid, il neigeait, il y avait du vent. La température extérieure était autours de zéro, celle ressentie autours de moins mille. Je sors du métro (température du métro New Yorkais, dans une rame : plus mille) et découvre ce magnifique paysage de Williamsburg sous la neige et le vent. Je sors mon téléphone pour prendre une photo, dans le but de la partager plus tard sur FaceBook, ce moment étant tellement beau que je ne peux pas le garder pour moi tout seul, ce serait pêché, il me faut spread the beauté. Je prends, donc, cette extraordinaire photo et glisse mon téléphone dans la poche intérieure gauche de mon manteau, derrière la doublure-doudoune. Puis je marche les sept minutes nécessaires pour aller de la sortie du métro à l'entrée du bureau. Gants polaires, parapluie qui résiste au vent (pour peu qu’on l’oriente bien) et protège de la neige. Tout va bien. J’arrive au pied de l’immeuble, ouvre toutes les portes jusqu’à la dernière, entre dans l’open space, enlève mon manteau, le suspends au porte manteaux (objet dont le nom est assez bien choisi, quand on y pense. Comme cure dents ou gros-con-d’facho), prends mon téléphone.
. . .
Mais où qu’il est mon téléphone ?
. . .
Cherche le téléphone dans la poche intérieure gauche où c’est exactement où c’est que j’l’ai mis (commence à perdre un peu son français, la panique montant rapidement).
. . .
Cherchercherchecherchecherche. Frénétiquement. Partout. Dans toutes les poches du manteau. Dans toutes celles du pantalon. Pendant une demi seconde, regarde avec suspicion les deux collègues déjà présents, voir s’ils ont la tête de quelqu’un qui serait du genre à vite piquer un téléphone. Mais non, ils ont l’air okokok. Encore que lui là-bas au fond, je ne sais pas, j’ai un doute : certains de ses ancêtres ne sont pas français. Bon. Ok, il l’a pas.
Je sais l’avoir rangé dans la poche gauche du manteau après avoir pris cette magnifique photo (qui est en train de se transformer en photo de merde. Nan mais sans déconner, Williamsburg sous la neige, c'est bon quoi, tout le monde l'a vu deux mille fois).
Calme. Caaaaaalme. Respire à fond, doucement, deux fois.
Re-re-re-re-re-cherche dans toutes les poches, comme si j’avais pu le rater 20 secondes plus tôt. Ce délai est en fait nécessaire pour accepter l’idée qui s’était formée dès la première fouille de la poche. Tapie dans un coin de mon cerveau, mais ignorée par lui, tout occupé qu’il était, ce con, à envoyer des instructions de recherche tenant plus de la Pensée Magique que de l’acte cartésien.
Oh-my-god.
OH-MY-GOD !
J’AI PAUMÉ MON TÉLÉPHONE !
Qui peut imaginer pire malheur que de perdre son téléphone ? Qui ? Personne ! Personne ne peut ! La douleur était telle que je me suis un moment visualisé en train de sauter par la fenêtre pour y mettre fin (à la douleur, pas à la fenêtre. On ne met pas fin à une fenêtre, ce serait ridicule). Mais la perspective de m’écrabouiller dix mètres plus bas a empêché le passage à l’acte, aidée par le fait que j’ai une légère tendance au vertige et j’aurai trop peur de tomber.
. . . (je vous laisse réfléchir là-dessus)
Bon, bref, j’ai pas sauté par la fenêtre. Non, au lieu de ça, j’ai réagi en homme. En adulte. En adulte responsable. En chef. Oserai-je dire “ en héros “ ? Oui, j’ose : en héros. Comme si toutes les terribles épreuves subies depuis ma naissance m’avaient été imposées uniquement dans le but d’affronter celle-ci, l’ultime. J’ai donc contrôlé ma panique. Ne me suis même pas récité la Litanie contre la peur(2). À la place, j’ai fait quelque chose qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Depuis très longtemps. Quelque chose qui s’est réveillé à l’appel de cet incroyable instinct de survie qui m’a habité (haha) : j’ai réfléchi.
Et c’est allé très vite : ouverture du Mac, connexion à “ Find my iPhone ”, attente deux secondes…et…et…deux secondes de plus…et…
« - LE VOILÀ LE VOILÀ C’EST MON TÉLÉPHONE ! »
Sauts de joie dans l’open space. Oui ! C’est lui ! À la sortie du métro dis donc. L’aurai-je fait tomber en le mettant dans ma poche ? Elle n’est pas trouée, ma poche (vérification 357 fois). Donc serai-je juste trop con ? Je l’ai glissé entre la doublure-doudoune et le manteau mais j’aurai raté la poche ? Serais-je si con ? Mais oui. Mais oui mais oui, je le suis.
Vision, décision, réaction : verrouillage à distance. Affichage du numéro de téléphone d’un collègue au cas où quelqu’un d’honnête le trouve. Puis me voilà reparti dans le froid. En marchant vite, voir en courant parfois. Pensez donc : mon pauvre téléphone est seul dans la neige ! Sa batterie va s’éteindre et je ne le retrouverai jamais jamais jamais et je vais donc mourir pour de bon mais je veux pas je suis trop jeune pour mourir je n’ai même pas encore visité l’Ouzbékistan ni mangé de panse de brebis farcie d’Écosse ni plongé dans les eaux de la vallée de Jiuzhaigou ni fait la moitié du quart de ce qu’il convient d’avoir fait à mon âge.
Ah merde j’ai oublié mes gants.
Et mon parapluie.
Et y fait pas très chaud.
Arrivé à la zone en question, je cherche, bouge la neige du pied. Soudain une idée : je regarde l’Apple Watch. Ah ! Ça c’est de la bonne idée ! Tente de faire sonner l’iPhone depuis l’Apple Watch, mais découvre avec horreur le signal « iPhone disconnected ». Mon Apple Watch n’est pas connectée à mon iPhone. Soit il n’est plus à proximité, soit sa batterie n’a pas tenu le coup sous la neige. J’ai terminé d’explorer tout ce coin. J’ai la rage. La hargne.
« - Saloperie d’univers de merde ! Tu m’auras pas ! », me surprends-je à crier à la face du monde.
Nouvelle idée (comme si j’étais un troll du Disque Monde : plus il fait froid plus ils sont intelligents). Peut-être que la localisation n'est pas super au point et que je peux chercher un peu plus loin Alors hop ! Je traverse la rue. Il y a un café en face, mais ça, je m’en fous, j’y suis pas allé dans ce café, c’est pas là qu’il est. Cherche et cherche. Rien et rien. Et soudain, soudain, l’espoir. La lumière dans le noir, l’eau dans le désert, la serviette en sortant de la piscine, le Nesquick le samedi : l’Apple Watch est connectée ! Mon téléphone est à quelques mètres ! Je cherche encore, pousse la neige, pousse, pousse pousse la neige, fait sonner et fait sonner. Mais rien ! Rien bordel, rien ! Je ne peux le trouver sous cette neige.
Je commence à faiblir sous ce froid spatial. Épuisé. N’en peux plus. Mes jambes s’engourdissent, mes pensées papillonnent, je vois des fleurs bleues ici et des elfes nus là. Tiens, bonjour la licorne ! T’as pas vu mon iPhone ? Bizarre ça, une licorne qui ne parle pas. Et qui n’est pas blanche, mais marron. Et qui a deux cornes. Et sent très mauvais. Ça fait pas tellement licorne ça dis donc. Dans tous les livres, les images ou les films dans lequels il y a une licorne, elle est blanche, sent bon (encore que l'odeur, quand j'y pense, c'est jamais précisée) mais surtout, elle n'a qu'une seule corne. D'où son nom. Ah. Ok. Oups, pardon. Bonjour le buffle ! T’as pas vu mon iPhone ? Lui est poli et me répond, mais il ne l’a pas vu non.
Je ne sens plus mes mains. Mes doigts sont gelés. Ils vont se nécroser et il va falloir me les couper. Du coup, j’ai l’impression que même si je retrouve le téléphone, je ne pourrai pas m’en servir de toute façon. Ça marche un écran tactile avec un moignon de main ? Comment il va reconnaître mon empreinte digitale ? Dois-je demander au chirurgien qui me coupera les doigts d’en garder un ou deux pour Touch ID ? Peut-on utiliser son nez avec Touch ID ?
Le moment de vérité est là. La fin est proche. Je vais vraiment m’étendre sur l’asphalte et me laisser mourir. Je ne vois plus grand chose, tout est flou autours de moi. Les bruits environnant arrivent à mes oreilles brouillés, incertains, lointains. Je vais tomber. Sur les genoux, qui se briseront comme du cristal tellement ils sont froids, les fémurs suivront et pendant un instant je serai homme tronc. Au moment où je vais lâcher l’affaire et accepter mon destin, accueillir la mort et la remercier de me délivrer de cette souffrance, une voix fait son chemin jusqu’à moi. Une fois. Deux fois. Trois fois. D’abord très lointaine, presque inaudible, confuse, sourde et gutturale. Puis de plus en plus claire. Elle me heurte comme une formule magique, qui ferait tout fondre, arrêter la neige, tomber le vent et laisser-laisser-entrer-le-soleil(3).
« - Vous cherchez ça ? »
Je distingue la forme du téléphone dans la main de géant du bucheron qui me fait face. Grand. Barbu. Chemise à carreau. À la porte du café.
Je m'avance, baragouine des choses incertaines, le remercie. L’embrasse. Lui donne tout mon argent, lui donne tous mes habits. Il refuse très poliment. Les choses vont mieux. Tiens, en fait, ce n’est pas un bucheron, c’est un hipster. De taille normale.
Mon téléphone est à présent dans ma main. Il est beau. Il est vivant. Il me reconnait. Il me parle.
« — Merci d’être venu me chercher », dit-il dans un soupir, ivre de fatigue, transit de froid, mais tellement heureux de retrouver le creux de ma main.
« — Jamais je ne te laisserai tomber » réponds-je en espérant qu’il ne se souvient pas du jour où après une manœuvre malheureuse il m’a échappé, a violemment heurté le sol, son écran s’est fendu, et je l’ai remplacé dans la journée (mais techniquement, on peut voir les choses un peu comme si je l'avais laissé tombé).
Je rentre au bureau, puissant et victorieux. Puant la sueur dès le matin, fort, mais c’est une odeur de vainqueur, ça gêne moins.
A priori.
(ou les gens sont très polis)
Tout va bien à présent. J’ai connu l’extrême malheur, l’ai affronté, l’ai combattu et l’ai niqué bien profond. Me voilà prêt pour le prochain malheur.
Ce sera facile.
(1) Ça doit se chanter. « Je me lève, et je me bouscule, je n’me réveille pas, comme d’habitu-u-deu »
(2) Dune, Bene Gesserit. Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.
En même temps, c'est un peu long à réciter quand on est pressé, finalement, quand t'y penses.
(3) Ça doit aussi se chanter
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