[Temps de lecture : ~13 minutes. C’est un peu long pour un millenial, d’après ce que j’ai compris]
Certains de mes amis sont des millenials. Je mets de l’italique parce que c’est une expression anglaise qu’on utilise partout, mais comme elle sonne pas mal, on peut la garder sans avoir honte. La définition de ce qu’est un millennial n’est pas super simple, et a priori, entre Wikipedia, les sociologues, et les gens qui font du marketing (qui cherchent désespérément à cibler les millenials) et tout, c’est pas facile-facile de s’y retrouver. Ce qui semble faire consensus, c’est qu’il s’agit des personnes occidentales nées grosso modo entre 1980 et 2000. J’ai repéré que des sociologues s’étripaient pour décider si la date limite serait plutôt 1996 ou 2000 et ça m’a bien fait rigoler, parce que bon, faut pas déconner non plus.
Il y a d’autres particularités sur lesquelles tout le monde est à peu près d’accord. Par exemple, ils correspondent à la génération dite Y. Celle qui vient après la X (la mienne) et juste avant, vous vous en doutez, la Z. La Z c’est celle des chiards nés après 2000, dont les enfants n’auront pas de lettre pour décrire leur génération, ces cons ! Haha ! J’en ris encore. Autres exemples qui caractérisent les millenials : Ils n’ont pas connu la guerre froide avec cette terreur de l’anéantissement nucléaire (bon. Là, bon. J’entre pas dans la catégorie milléniale, mais j’ai jamais ressenti pareille terreur. À mon avis, y a un biais ici, et ça, ça doit correspondre seulement aux Américains). Ils n’ont pas connu le monde sans SIDA, ils sont nés avec l’informatique, et, pour la plupart, internet (alors que nous autres on s’éclatait avec le minitel, mais c’était pas vraiment internet, a priori). J’ai un doute sur l’internet dans les années 80, et en tout cas je ne m’en rappelle pas. Et dans les années 90, je me souviens encore avec nostalgie du son tellement particulier que faisait mon modem quand il se connectait. Je guettais avec grande angoisse les changements de tonalité indiquant qu’il allait y avoir un problème, ou… non ! C’est bon ! C’est passé ! Hourra ! Pour les nostalgiques ou ceux qui connaissent pas, c'est ici.
Autres points communs, et, parmi eux, le sujet principal de cet article, en fait, mais comme toujours, je blablatte et blablatte sur le superficiel avant d’arriver à l’essentiel, autres points communs donc, ils sont sensibles à l’écologie (et ils ont bien raison. S’ils n’ont pas l’angoisse de la destruction par guerre nucléaire, ils ont celle de la destruction par réchauffement climatique, et de fait, on aurait tort de leur donner tort d’avoir cette angoisse), essayent d’être sensibles à l’éthique (il faut respecter tout le monde, quelles que soient la couleur de la peau — vous êtes grands et savez comme moi depuis longtemps qu’il n’y aucun substrat scientifique à la notion race —, la religion, l’éducation, etc.), et seraient un tantinet plus narcissiques que leurs aînés. Au passage, j’ai un gros, mais un très gros doute là-dessus. Ce serait en grande partie à cause de leurs parents, ces cons, qui leur auraient fait croire pendant toute leur enfance qu’ils étaient les meilleurs en tout, les parfaits, les extra, les tops, qu’ils pourraient faire tout ce qu’ils voulaient tellement ils étaient trop forts et tout. Alors qu’en fait, ben, pas du tout, non, désolé les gars, les parents qui ont tenu ce discours ont fait ni plus ni moins que du marketing, au sens exagération et embellissement de ce qui ne mérite pas plus d’embellissement que ça. Merci Dolto, hein, vraiment, bravo, hein, bon boulot… Cela étant dit, j’ai pas l’impression que les générations d’avant avaient des parents plus pénibles que ça. En règle générale, les parents aiment leurs enfants et essayent de les aider à s’épanouir, c’est comme ça. Des fois en en faisant trop, d’où Mai 68 d’ailleurs, au passage, pour ceux qui l’ignoreraient. Y en avait marre du système patriarcal et religieux où ton père te disait quel boulot tu allais faire et qui tu allais marier, et le curé en rajoutait là-dessus une grosse couche. Fallait qu’ça pète, ça a pété, et c’est très très bien. Mais je m’égare, je vagabonde, revenons aux millenials et à leur éthique.
Car c’est de ça qu’il s’agit : leur sens de l’éthique, leur besoin d’éthique font qu’ils sont facilement choqués. Je ne crois pas qu’ils le soient beaucoup plus facilement que les quelques générations qui les précèdent, mais eux l’expriment plus librement. Et ça terrorise le système capitaliste, en gros, si je voulais tenter de résumer la chose en ayant l’air de savoir de quoi je parle. Ça terrorise tout le monde d’ailleurs, et je vais y revenir, mais à la base, c’est le risque de faire moins de pognon et que, du coup, le monde tel qu’on le connaît s’effondre, qui terrorise. Parce que les millenials sont bien entendu ceux qui achètent en ce moment. Alors on insiste pour expliquer que son téléphone est plus écologique que celui des autres, ou qu’on plante des arbres ici et là pour compenser ceux qu’on arrache ailleurs, et tout.
Mais au bout du compte, l’éthique et le pseudo-narcissisme des millenials semble très fictif, ça sent plus la position fière, droit dans ses bottes, menton relevé et regard direct que la détermination sans faille, celle dans laquelle les actes sont en accord avec le discours. Bon, y en a qui font de vrais efforts quand même, hein, faut pas généraliser non plus. Par exemple, ils sont plus facilement végétariens, ou même carrément vegan, pour aider la planète. Et c’est très bien, très honorable. Je dis ça, parce qu’au bout du compte, j’ai l’impression qu’un gros, gros paquet de millenials achète quand même des objets et consomment des trucs dont ils ne peuvent pas ignorer (ils sont connectés depuis l’enfance) que ça ne fait rien de bien, ni à la planète ni à la plupart de ses habitants. Vas-y que j’achète des Nike ou des Stan Smith à prix d’or ou au contraire des T-Shirt à 5 € alors que dans tous les cas, les gens en bout de chaîne, ceux qui le fabriquent, ça fait longtemps qu’on connaît leurs conditions de vie. Mais bon, puisque là-bas, tu comprends, là-bas, tu peux vivre avec 5 dollars par jour, bon, on peut pas vraiment comparer. Et puis quoi, tu veux que j’achète mes pompes et mes T-Shirts à un artisan local ? Mais ça va me coûter les yeux de la tête, il faut qu’il s’adapte le gars ! Et tu voudrais pas que je recouse mes jeans en plus, tant qu’t’y es ? Et puis t’es qui, toi, pour donner des leçons de morale alors que tu t’habilles pareil, hein, t’es qui ?
Je m‘efforce également d‘éviter d’aborder le sujet du bilan carbone des voyages en avion autour du monde qu’on visite avant qu’il ne s’effondre, et qu’on compense (le bilan carbone) en n’utilisant plus de pailles en plastique. J’évite parce que ça les met mal à l’aise et c’est pas le but de l’exercice.
Mais je m’égare terriblement dans des pensées qui se veulent sérieuses alors que c’est pas spécialement mon fort. Revenons à nos moutons et à l’origine, au titre de cet article : la Rigueur Army.
L’autre jour, donc, nous recevions des amis millenials, pour jouer à Kingsburg. Comme ce sont des amis, il nous arrive aussi de parler. Et là, alors que je réfléchissais à une stratégie diabolique qui me permettrait de gagner sans qu’ils ne voient rien venir (et qui a échoué d’une façon tellement lamentable que non seulement je suis arrivé dernier, mais j’étais extrêmement loin du groupe de tête. Mais j’aime bien les coups de poker. Le truc que tu tentes et si ça marche c’est le jackpot. Par exemple, tu proposes un café Nespresso, tu ouvres le compartiment dans lequel mettre la capsule, mais tu ne mets pas la capsule dedans, non, tu tournes le dos à la cafetière, regardes ton invité, lui dis « un voluto, ça te va ? » et hop, tu lances la capsule négligemment par dessus ton épaule. Et ben si ça marche, si la capsule tombe parfaitement dans son compartiment, t’imagines le jackpot ? Bon. Ça marche jamais, « faudrait que j’m’entraîne sérieusement), alors que je réfléchissais, donc, eux parlaient des trigger warnings.
Un trigger warning, j’ai appris pendant la discussion et ensuite en lisant ici et là, en gros, c’est prévenir que quelque chose qu’on va lire, voir, entendre, pourrait choquer. De l’anglais trigger (gâchette, déclencheur, prononcer comme “trigueure”) et warning (attention, faites gaffe). Donc, “Attention, danger”. À l’origine, pour ce que j’en ai pigé, c’était pour prévenir des syndromes post-traumatiques. Au début, ça concernait des soldats au retour de la guerre, puis ça s’est étendu aux victimes d’agressions, et maintenant, avec les millenials, ça devient la foire à tout. Puisqu’ils ont un sens aigu de ce qui est bien ou pas, ils peuvent être choqués même si eux-mêmes n’ont pas vécu de traumatisme particulier. Le but du trigger warning serait alors de prévenir au tout début d’un livre/film/podcast/etc. qu’il est possible que certains propos choquent le lecteur/spectateur/auditeur/etc.
Et là, je me dis dans ma tête “Ha oui, mais là, quand même, là, bon, quand même, là, y a du level dans l’millenial.”
Parce que s’il faut vraiment ajouter des trigger warning partout, ça m’interroge : est-ce qu’on (et “on”, en fait, avec guillemets, parce que certes pas moi) ne prend pas les millenials pour des cons ? Au sens stupides, idiots, bêtes, crétins, du terme.
Non, mais imaginez. Imaginez un millenial qui achète un livre d’horreur après avoir lu la quatrième de couv“qui lui dit que ça parle d’un monstre particulièrement répugnant qui kidnappe ses victimes puis les dépèce lentement avant de les donner à manger vivantes à des rats aveugles parkinsoniens. Et le millenial, ce con, lit le livre, mais est choqué parce que ça le traumatise, la description des choses qui se passent. Et alors du coup il va se plaindre. ‘Oui, j’aurai préféré qu’une page d’intro me prévienne, quoi’.
. . .
J’en reste sans voix à l’imaginer ça. En fait, en achetant ce livre explicitement d’horreur, ben tu comprends, le millenial s’attendait à y lire une histoire de princesse où tout se passe bien, quoi.
Ou alors, le millenial achète un polar qui se passe dans les milieux d’enculés fachos, de trous du cul suprémacistes blancs, ou de sacs à merde nazis. Et ben le millenial, il en resterait comme deux ronds de flanc ? Tétanisé, super choqué ? Figurez-vous qu’il y a dans ce livre des personnages qui tiennent des propos ouvertement racistes et d’autres qui font des pogroms, alors là, je m’y attendais tellement pas ! Me voilà trau-ma-ti-sé !
Pareil en conférence. Le millenial s’intéresse à l’histoire et va assister à une conférence sur la Shoah. Et là, paf ! Des images des camps de la mort, des images de morts par millions, la haine à l’état brut et à tous les étages. Et les conférenciers qui expliquent ce qu’il s’est passé et tout. Comment tu veux qu’il s’en sorte, le millenial ? Il s’attendait pas du tout à ça dans une conférence sur la Shoah. Alors il est là, au milieu de l’amphi, en pleine crise de tachycardie, y peut plus respirer, il est mal, tu comprends. Alors il sort, il est en sueurs et tremble de partout. Il s’adosse au mur et retrouve son calme en sanglotant. Et il décide alors d’aller dans la salle d’à côté où il est question — très explicitement — du génocide rwandais…
Bref, vous voyez où je veux en venir : faut arrêter de les prendre pour des cons. D’une expression spécialement dédiée à la prise en charge des soldats en syndrome de stress post-traumatique, on passe au déni d’intelligence du millenial.
Cela étant dit, il n’est pas faux du tout, loin de là, de dire que le millenial s’offusque facilement. D’où, enfin, l’explication du titre de l’article : alors que je peaufine ma stratégie qui leur montrera qui c’est le meilleur, je les entends vaguement parler du trigger warning. Que l’un deux transforme en trigger army pour rigoler, je crois. Je n’écoute pas vraiment ce qu’ils se disent, tout occupé à ma stratégie du quitte ou double, mais mon cerveau enregistre ces mots et les transforme direct en Rigueur Army, parce que c’est vachement drôle et, surtout, parfaitement adapté : ils s’offusquent d’un rien et vous le font savoir. Ce sont les nouveaux péres-la-rigueur. Si vous voulez voir le visage renfrogné et plein de jugement pas terrible dans les yeux d’un millenial, faites une vanne qui va les choquer. Mais faut être subtile dans la vanne, sinon, ils savent que vous les provoquez. Vous aurez quand même droit au regard qui vous juge (parce que ce que vous dites, vanne ou pas, les offense), mais assorti de la petite pointe d’exaspération montrant que la provocation, ça va, c’est bon, ça les choque en elle-même (on s’en sortira jamais…).
C’est aussi parce qu’eux-mêmes sont mal à l’aise : malgré tout, ça les fait rire votre vanne sexiste ridicule provocatrice, mais c’est pas bien de rire de ça. Ou bien imitez un fan de Trump et dites une connerie (pléonasme, encore), le spectacle est fascinant : le millenial rigole, mais en même temps, à l’intérieur, il pleure, parce que ‘c’est tellement vrai qu’il y a des gens comme ça…’.
Le truc c’est qu’au delà de ces grands sujets (racisme, haine brute, et tout), qu’ils n’ont pas vécu personnellement, mais que leur empathie leur fait vivre, il y a aussi des choses très classiques qui les chagrine. Par exemple, si vous faites une vanne sur les curés et les enfants de chœur (je pense à une particulièrement drôle mais je ne la ferai pas ici, cf. plus bas — si je puis dire), et bien peut-être que dans l’assistance, même le cercle d’amis, il y a quelqu’un qui a eu à subir ça et du coup, hop ! ça lui rappelle le truc et il/elle est mal, super mal. La personne va rire, mais très jaune, pour faire comme tout le monde, en essayant de masquer sa détresse. Si ça se trouve, quelqu’un qui lit ce texte est très mal à l’aise en ce moment même d’ailleurs, j’aurai peut-être du prévenir au tout début que j’allais parler pédophilie.
Mais ça, ça m’inspire deux choses. Premièrement, c’est intemporel. Quand il entend une telle histoire, est-ce qu’un millenial est plus malheureux qu’un serf du moyen-âge également abusé par son curé dans l’enfance ? (un serf, avec un s, pas un cerf, hein. Sauf si le curé était aussi zoophile, mais là, c’est vraiment pas de bol du coup). Le doute m’habite. Secondement (oui oui, ça existe), ben, le grand classique : peut-on rire de tout ? Oui, mais pas avec n’importe qui, disait notre regretté Desproges. Et il ajoutait que non seulement on peut, mais on doit, il le faut, et je suis bien d’accord avec lui. Cf. le lien en bas de l’article. Je le mets pas là parce que je veux pas que vous le cliquiez maintenant, je veux que vous restiez un peu avec moi, ça calme mes angoisses. Mais attention, hein, son ‘pas avec n’importe qui’ c’est pas le cercle familial ou d’amis, ce sont les nazis et autres Jean-Marie. On devrait pouvoir rire de tout entre gens qui s’aiment.
On vous fait ainsi savoir que de nombreux propos sont choquants. Des attitudes également. Des manques d’attitude peuvent l’être tout autant. Si on ne manifeste pas contre ceci ou cela, c’est qu’on est pour. Ou qu’on s’en fout et c’est pas bien.
C’est rigolo parce que tout ça me donne l’impression d’un n-ième retour en arrière. Il y a encore tout juste quelques dizaines d’années, disons cinq, dix dizaines, c’était les belles-mères acariâtres qui étaient choquées de tout et par tout. Généralement très religieuses, mais pas plus respectueuses du Nouveau Testament que ça, bien entendu, faut pas déconner non plus, si y a des pauvres, des indigents et des malheureux c’est aussi parce que Dieu en veut pour nous égayer, sinon, y en aurait pas, CQFD, et moi je donne quatre sous le dimanche à la quête alors ça va, c’est bon. Alors que maintenant, ce sont les millenials, qui tiennent ce rôle. Ils ne sont (souvent) pas très religieux, mais si vous sortez des clous de leur éthique, la Rigueur Army vous tombe dessus.
Par exemple, plus haut, au tout début de cet article, j’ai écrit : ‘Ce qui semble faire consensus […]’. J’aurais dû afficher un Trigger Warning expliquant que la phonétique de certains mots peut choquer. Mais je suis cool, je les aime bien mes potes, je leur en tiens pas rigueur.
Desproges, on doit rire de tout.
Pour une une histoire de princesse où tout ce passe bien, voir ici.
Pour une une histoire de princesse où tout ce passe bien, voir ici.
Un grand merci à mes relecteurs : Sophie, Sylvain, Quentin, Vladimir et Jean-Aimé. Leurs critiques m’ont bien aidé. Elles sont allées de ‘Ouais pas mal j’ai bien aimé’ à presque une heure de discussion sur le sujet autours d’un verre de vin et d’un burger (pour moi)/Crudités (pour le presque millenial. Il a raté le concours à quelques mois près, juste avant le premier janvier 80. Dommage, si près du but !)
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